[Confédération][1] Alter Ego
Par : Gregor
Genre : Science-Fiction
Status : Terminée
Note :
Chapitre 9
Publié le 22/07/12 à 17:55:58 par Gregor
« On parle toujours du premier choix. Celui qui fait qu’un jour, tout Homme se doit d’accepter la liberté qui lui incombe. On ne peut pas se soustraire à l’acte de choix, car il conditionne tout. La Vie, La Mort, et tous les événements qui se trouvent entre ces deux jalons.
Et lorsque vient l’heure de ce choix, le doute s’installe. Peser le pour et le contre, encore et encore, pour ne plus savoir quoi faire, vers quelle direction tendre sa conscience, dans un avenir raisonnable ou logique. La condition humaine se crée à partir de ces choix, et de leur remise en cause.
C’est en cela que nous avons échoué ».
Brian O’Connell, Du cybernétisme et de ses dérives, 2082
Tout cela n'arrangeait pas ses affaires. Non, vraiment, « l'explosion » était arrivée au mauvais moment. Non pas parce qu'il y avait perdu une connaissance, encore moins un proche. Non pas à cause des centaines de milliers de victimes. Un autre sens, plus cynique, s'imbriquait dans cette modification imprévue du terrain.
La mort de la cible qu'il devait visiter était probable. Et si ce n'était pas le cas, les effets infrasoniques s'en chargeraient bien assez tôt. Nul besoin de consulter le message crypté qui venait d'échouer sur son serveur personnel. Tout était fini.
Foro effleura machinalement le revolver à fléchettes hypodermiques. Aujourd'hui, son arme favorite resterait ici, posée sur la table basse du deux pièces, entre le cendrier où la fumée d'une cigarette mal éteinte embaumait l'air, et des verres à demi vides. Par terre, à quelques dizaines de centimètres, le projecteur holographique transmettait ses informations dans toutes les directions autour de l'homme. Le soleil se levait dehors, mais les volets restaient désespérément fermés. Comme tous les jours. La discrétion était le credo de Foro. Et pour l'instant, cette discrétion lui avait suffit pour survivre. Les centaines de milliers d'euros qui dormaient sur un compte anonyme lui permettaient de voir venir les jours de disettes. L'argent, si difficile à gagner et si prompt à flamber dans les doses de S-neurine. Foro savait le danger qu'elle représentait pour son corps. Mais sa conscience exigeait des niveaux de concentration qu'aucun homme n'était capable d'atteindre par des moyens plus « conventionnels ». Le dealer voulait toujours plus. Mais comme Foro n'avait pas découvert le gros bonnet qui pillait les réserves pharmaceutiques militaires, il se contentait de payer sa dose hebdomadaire.
La fiole était vide. Une fine trace rouge carmin courrait sur les parois lisses du tube, séchant lentement dans la chaleur de l'appartement. À côté, posé sans scrupule sur le canapé noir qui s'usait faute d'entretien, un système d'injection intraencéphalique encore chaud du sang de Foro. La dose de la semaine était partie. Partie, pour le tenir éveillé jusqu'au prochain appel, jusqu'au prochain message crypté.
Foro savait attendre. La patience était son second pilier mental. L'inactivité était devenue une qualité qu'il apprenait à travailler malgré son jeune âge. À peine sorti d'une adolescence sans prémices et sans drame, où seule sa survie comptait. À treize ans, il avait commis son premier meurtre. À quinze ans, il devenait un chasseur de têtes. Et à présent, à l'aube de sa dix-huitième année, il était devenu maitre dans l'art d'appliquer des contrats sanglants sans questionner son commanditaire. Foro connaissait son environnement. La violence de la rue, les trafics interdits, les tabous des cités et la leçon des armes avaient été ses repères d'enfance. Descendant d'immigrés algériens, il savait ce qu'était la mort et son bénéfice. Il avait conscience de l'équilibre fragile de l'univers guerrier qui étreignait cette cité. Il n'avait plus besoin qu'un autre donne du sens à sa vie à sa place. Il ne faisait qu'attendre. Attendre, en sentant affluer le doux picotement de la drogue synthétique qui stimulait son cortex cérébral, allongé sur le canapé. Un bras sur la tête, l'autre posé sur son ventre, faisant mien d'attendre un sommeil qui ne l'étreindrait pas avant plusieurs jours.
La lumière bleutée de l'holo ondula. Les teintes sombres virèrent au vert pâle, et des parasites envahirent le champ de projection. Le message n'était pas long à venir. Au contraire, il était plus rapide qu'escompté. Beaucoup trop rapide.
L'image sauta plusieurs fois avant de se stabiliser. Foro était inquiet, il s'efforça de ne pas le montrer. En se relevant du canapé, il ne put s'empêcher de soulever un sourcil, interrogateur, face à l'image qui se tenait dans les limites de la projection. Un cyborg, qui se drapait dans une lourde cape noire, et dont seuls le visage à demi mécanisé et les mains ressortaient.
— Bonjour à toi, Foro, lança le cyborg inconnu.
Foro resta sans réagir quelques secondes, avant de se ressaisir.
— Bon... bonjour.
— Tu te demandes pourquoi cette discussion. Ne dis pas non, je t'observe et je perçois tes doutes.
L'inconnu n'avait pas mis plus d'une fraction de seconde à la dévisager, malgré la piètre qualité du signal de réception. Foro se sentit nu.
— Comment... qu'est-ce que je... qu'il... que j'ai...
— Tu n'as pas besoin de te justifier. Les contrats que tu as remplis jusqu'à présent ont été exécutés sans faille et avec sérieux. Tu es un grand homme, malgré ton jeune âge.
— Continuez.
— Très bien. Je voix que tu ne veux pas t'étendre sur les présentations. Tu sais qui je suis... à travers ceci.
Une grande croix de Saint-André apparu en lieu et place de l'inconnu. Ses pointes se terminaient en flèches acérées, prolongées par quatre gouttes rouge sang.
— L’Ordo Humanis, murmura Foro.
— Et j'en suis un des plus importants messagers. Un messager qui ne pouvait plus se contenter d'envoyer des ordres sans voir son destinataire.
— Pourquoi ?
Le visage du cyborg remplaça celle de l'étrange logo.
— Il est temps pour toi de faire autre chose qu'assassiner. Ta vie a bien plus d'intérêt que cela.
— Et concrètement ?
— Je t'offre une place parmi nous. Une place de choix dans l'élite de nos combattants, au milieu des meilleurs. Un agent d'élite, Foro. Tu ne serais plus une cellule isolée, tu gagnerais beaucoup plus d'argent.
— Et je serais moins libre aussi, coupa le jeune homme, cassant.
— Qu'est-ce qu'une liberté, si elle n'a aucun but que celui de l'argent ? Tu pourrais devenir tellement plus, Foro. Tellement plus que cela...
Le doute s'installait comme un parasite dans sa conscience. Cet homme, ce... cyborg faisait naitre en lui un sentiment qu'il n'aimait guère éprouver.
— Et quand ?
— Lorsque tu en éprouveras le besoin, envoie-moi l'holomessage que je te joins. Je comprendrais, ne t'inquiète pas.
Le cyborg sourit une dernière fois. Un sourire serein, rempli de mystère. Et la connexion fût interrompue.
Foro était un de ces hommes trop rares, aux qualités exceptionnelles, et qui savaient comment utiliser au mieux son potentiel. Mais il n'avait pas pleinement pris conscience de sa valeur. Seul le temps l'aiderait à choisir son camp. J'avais fait l'essentiel. À présent, son souvenir s'effaçait. Un monde nouveau s'ouvrait en moi.
La réalité s'était effacée depuis plusieurs secondes. L'espace gris bleu d'un ciel pixellisé avait envahi le champ de ma conscience. J'étais là. Flottant au milieu d'immeubles à demi effondrés, débarrassés de la gravitation. Ils me frôlaient, satellites de bétons qui tourbillonnaient dans cette chimère qu'on avait construite, tous les deux. Là, je me sentais protégé. Contre ma propre destruction. Contre ma propre folie. Un immeuble me frôla. J'agrippais une rambarde d'escalier qui trainait par là. La suivre, m'enfoncer dans le hall. Une lumière. Des dizaines de sources rouges et orangées. Ambiance feutrée, on était prié de retirer ses chaussures. Je n'en portais pas. Juste un vieux jean sans forme, un tee-shirt délavé. Je n'emportais plus avec moi que mes sentiments et mes espoirs.
Lui était là. Depuis des milliers de similisecondes. On ne s'était jamais vraiment vu. On se connaissait, d'un autre biais qu'une rencontre conventionnelle. Lui n'existait pas vraiment, sauf ici. Le reste du temps, il m'habitait. Un autre que moi hantait la silice de mon cerveau. Un autre que moi, qui me ressemblait étrangement. Son visage se cachait toujours dans l'ombre d'un lampadaire de salon astucieusement disposé. De la fumée, au dessus de lui. Un fin nuage, presque un trait. Une cigarette entre les lèvres. Je pouvais sentir le parfum chaleureux et acide, presque un biscuit sec, emplir la pièce ou nous nous tenions. Face à face.
— Ainsi, Kristian... Je ne m'attendais à cette rencontre. Si tôt.
— C'est vous même qui l'avez préparé.
Un silence. Il tira une bouffée, la recrache. Sans sortir du cercle d'ombre.
— La suite semble t'échapper.
— Vous savez déjà tout, pourquoi répondre ?
— Je veux l'entendre de ta bouche, jeune homme.
Inspirer, se donner du courage.
— J'ai tué.
— Tu n'étais pas seul.
— Avais-je le choix ?
— Tu as choisi, Kristian.
— Ce rendez-vous aussi ?
— Oui.
— Alors, pourquoi accepter ? Demandais-je.
Nouvelle bouffée de nicotine.
— Aucun de nous deux ne peut avancer sans l'autre. Toi pour vivre. Pour trouver ce que tu cherches. Moi, pour chercher ce que tu dois trouver.
— Et mon passé ?
— Je n'ai pas eût toutes les réponses, Kristian. Il me faudra du temps. Même pour moi, tout n'est pas possible.
— Et que se passera-t-il ?
Un rire rauque et puissant résonna dans la pièce. Puis il me fixa. Je pouvais voir ses pupilles briller, au loin.
— Je le sais.
— Dîtes le moi !
— Je ne suis pas un serviteur discipliné. Certes, tu es mon créateur. Sans ton esprit, sans ta capacité exceptionnelle, sans ce lien ténu et précieux avec le Rezo, rien de tout cela n'existerait. N'as-tu jamais envisagé de rester ici, une fois que tout sera synchronisé ? Qu'ils n'auront plus besoin de toi ?
— Je ne sais pas.
— Beaucoup de choses te sont inconnues, jeune homme. Il serait bien plus facile de faire comme si de tels aspects n'existaient que dans ton imagination.
— Et comment ? Et pourquoi ?
Il leva son index droit.
— C'est pour cela que j'existe. Tu m'as créé pour ça. Pour répondre à tes propres questions.
Et d'ajouter.
— Être patient.
Je le regardai encore une fois.
— Être patient, Diogène... Et que ferez-vous ?
Encore ce rire grave et suave. Comme une poire un peu trop mûre dont le jus glisserait sur la peau des joues.
— Je contemplerais le soleil un jour de plus. À présent, va.
Sans me retourner, je pris la direction de la porte. Dans le hall, je pouvais encore voir le ciel tourbillonner. Ce rêve ne cesserait donc jamais ?
Et déjà, la musique enivrante du lieu s'en allait. Les couleurs devenaient grises, les contours s'estompaient. Fermer les yeux. Le réveil, ou le retour à la réalité. L'un des deux, c'est certain.
Les câbles craquaient. Le métal des gaines graissées glissait paresseusement contre celui qui était à présent ma peau, avant de s’échouer sur les terminaux du siège de connexion. Lentement, mon corps s’animait. Le masque terne et gris de la non-émotion reprenait sa place, cette coque mentale qui me protégeait de mes souvenirs, de mes sentiments, gages de choix désastreux.
Je n’étais plus qu’un cyborg. Mais pourtant.
Le Rezo venait de me prouver sa première faille. La plus magistrale et la plus sublime de toutes. Jamais un tel gouffre d’erreur n’aurait dût franchir les protections élémentaires qui séparaient les consciences humaines de la folie cybernétique. Jamais le rêve ne rencontre la science. Jusqu’à présent.
Les ruines volantes avaient beau n’être que quelques pixels électrisés sur un visio-serveur, l’impression n’en était pas moins réelle. L’homme au Panama noir, assis dans cette pièce familière dont j’avais oublié le nom, n’était pas un simple médiateur. Messager d’un autre que lui-même, jamais il n’aurait pût jouer ainsi. Pas avec ces mots, pas avec cette attitude à la fois désinvolte, mais tendue vers une action perpétuelle. Son timbre de voix, le rythme quasi-organique de sa pseudo respiration, le mouvement sec des doigts qui glissaient sur la cigarette. Non, ce n’était pas un simple avatar. Sans oser me l’avouer, je commençais timidement à le considérer comme une autre forme d’existence. Une entité à la fois libre et indépendante, mais constamment rattachée à un hôte, une prise matérielle que j’ignorais encore.
Je me surprenais, cet instant précis, à n’avoir jamais connu pareille découverte. Persuadé qu’elle était la première d’entre toutes. Mais là résidait l’erreur.
Il fallait que je comprenne. Même au prix d’un effort qui me dépassait surement, j’avais la certitude qu’une partie de mon passé s’y dissimulait. Non pas ce passé de souvenirs synthétiques, mais celui, plus complexe, des rires et des larmes partagés, des impressions restées sans réponses, des demi-mesures et des effets sans cause. Remonter le fil du temps, oui, voilà la seule action logique et rationnelle qui devait être réalisée.
Retrouver son passé commença avec quelques bobines de titanes nanogravées et une dizaine de glass-disc. Rangés dans un tiroir gris, au milieu d’un meuble mural lové dans une pièce anonyme, face à une cuve de régénération. Cette pièce où quelques objets me faisaient croire à une possession que je n’éprouvais guère. Ces « quartiers » étaient censés être miens. Je ne les aimais pas.
Dans un cérémonial gris et technologique, j’activais les uns après les autres les réceptacles de cette mémoire passée. Les souvenirs n’étaient que des paquets d’informations soigneusement conservés, prêt à être analysés, observés et décortiqués. Moi seul devais faire ce travail lent et délicat. Moi seul, pendant des heures à vivre un passé que je ne connaissais finalement pas.
J’oubliais l’enfance mièvre et innocente qui n’avait eût sur moi que l’emprise de quelques années. La terreur des expérimentations de l’Eurocorps sur mon pauvre corps avait tôt fait de remplacer toute joie de cette vie. Parfois, l’image se dédoublait, comme une mauvaise copie. Chaque aspect du même souvenir prenait une teinte différente, modifiée par quelques mouvements apparemment anodins, mais qui n’allait pas dans le même sens, pas à la même cadence. Des possibles apparaissaient, comme les erreurs d’une machine qui ne pouvait en faire. Et souvent, des mois entiers où seule la nuit existait. Des plages entières de souvenirs disparues sans que je le comprenne. Le temps s’accélérait substantiellement. L’adolescence dans cette famille d’accueil que je croyais mienne, et où le silence se payait en virement bancaire. Fausses relations, vrais sentiments, même lorsqu’au fond des yeux de ce couple malheureux se lisait la honte et le mensonge. Là encore, le fil des souvenirs se décale en deux séries. La réalité matérielle, et l’autre, manipulée, qui me fit avoir un accident de voiture. La première version, celle que je n’avais pas connue, restait étrangement calme. Aucune émotion ne résonnait au fond de moi. Pas même la haine, encore moins la surprise. Juste le constat amer de cette vérité, sans comprendre pourquoi, drogué au valium et au tranxène, j’avançais vers un futur dont je ne connaissais rien. On m’emmenait tel le mouton à l’abattoir, vers ce centre gris de béton fendu au cœur des Alpes. On me mesurait de toute part. Chaque mesure devenait un étalon de ma vie à venir. On regardait ce corps en passe de disparaitre, on le torturait sous de douloureux examens, avant de le prendre par surprise, un froid matin d’octobre, sur un brancard glacé.
C’est comme ça que j’aurais dit adieu à la Vie.
Et puis d’autres tests. J’étais toujours autant drogué, mais la douleur était apparue. Mon nouveau corps n’arrivait pas encore à s’adapter parfaitement à l’ancien, et les scientifiques luttaient pour ne pas voir le projet tourner court. Ma vie valait moins que mes capacités, mais ils n’avaient pas encore trouvé le moyen de les reproduire sur un autre que moi.
Les expériences se font rares. Les doses de neuroleptiques ne cessent d’augmenter, mais ma conscience parvient à revenir malgré tout. Il faut que je sorte. Que je ne découvre pas ça. Que mon passé soit en suspens, pour quelque temps. L’Eurocorps réussit à me revendre à l’armée française quelques mois avant le début de la guerre civile.
La double exposition finit par se regrouper. L’erreur redevient cohérence, par une réalité vécue comme telle.
La Sale Guerre éclate une seconde fois devant mes yeux. Chaque fragment de bombe, chaque sifflement de balle, chaque goutte de sang reviennent me hanter. Mais eux je ne les regarde plus. Je les ai vus, sans souffrir. Dans ce drame ne se cache pas de mystères. Tout ce qu’elle dit, c’est sa sale horreur. Les amis disparus, comme les ennemis, retournent au silence. Le présent se rapproche. Mon attention ne s’accroche pas aux derniers mois. Par vagues, les débuts de mon retour parmi les miens me revenaient en mémoire. Les ordres donnés, les dizaines d’heures passées en simulateur, les milliards d’informations en tout genre que j’apprenais à classer seul. Quelques conversations aussi.
Le temps ralenti au mois de mars. Entre deux averses, j’esquissais quelques pas sur le toit de la Forteresse. Le regard loin, encore vierge de questions sans réponses. À ne rien faire que regarder cette Paris encore vivante. À savoir être patient.
Le vieil Ethan, droit dans ses bottes, les bras croisés dans le dos, était arrivé derrière moi. Son œil bleu, je ne le voyais pas. Je pouvais sentir sa simple présence comme on devine celle d'un animal majestueux que rien ne semble ébranler. Le Rocher sur lequel l’appui est solide, que nul torrent et nulle inondation ne sauraient ébranler.
— Que fais-tu ici ? me demandait-il.
— J’apprends, maître.
Il souriait, subtilement. Son élégance naturelle et son accent revêche de Sibérien enraciné étaient des pierres précieuses qui égayaient la personnalité froide et implacable du grand homme.
— Tu es devenu un homme véritable, Regalium. Je suis surement un vieux sentimentaliste au crépuscule de ma vie, mais je ne peux pas oublier l’enfant que tu étais.
— Tel est le temps…
— Ne cherche pas à le contrôler, Kristian. Tous ceux qui s’y sont risqués ont perdu bien plus que leur mise.
Il pointa l’œil artificiel qui barrait son visage. L’acier luisait des reflets rouges opalescents de la rétine lumineuse.
— Et pourquoi voudrais-je jouer avec le temps ? Je ne suis qu’un soldat.
— Oh non, petit bonhomme qui a grandi. Tu n’es plus un simple soldat. Tu as appris beaucoup plus qu’un simple soldat, tu « sais » un peu regarder ce monde tel qu’il est vraiment.
Il plaça délicatement sa main sur mon poitrail, là ou autrefois du sang coulait dans des vaisseaux.
— Avec ton cœur, Kristian. Peut être pas celui de chair, mais tu es bien plus humain que bien des Hommes.
— Mais… pourquoi me dire cela, maître ?
— Pour que tu n’oublies jamais l’essentiel, Kristian.
Son sourire doux et énigmatique revient illuminer son visage. Il se retourna, dans un silence plus beau que n’importe quelles paroles.
Le temps s’accélère à nouveau. Avril passe en silence, dans un soleil inhabituel. Pour un temps, les armes se sont tût. Un temps, seulement. Une trêve provisoire pour tenter de calmer une guerre fratricide. Et puis, mai arriva, porteur de promesses. Pour la première fois depuis des mois, j’arpentais des rues autrement qu’en guerrier.
Il y avait de la poussière qui volait sous mes pas. Je revois une petite fille me regarder, l'air effrayé, se cacher derrière les jambes de sa mère, une pauvre clocharde qui n'osait pas détourner son regard de mon visage. J'ai souri, elle s'est figée sur place. Un parfum de marronniers en fleurs embaumait les boulevards, et tandis que je marchais, quelques couples, presque insouciants. J'ai cru voir les sourires, entendre les rires vrais et les yeux émerveillés par le soleil trop chaud. Un bouillon de bonne humeur qui m'était indifférent, à force de me glisser dans la peau d'un être indifférent, glacé par le feu des armes. J'avais une course. Rien ne pouvait me dévier de ma trajectoire.
Il y avait encore quelqu'un dont j'avais besoin. Je savais qu'il ne se laisserait pas faire. C'était un simple détail, une formalité vite oubliée. Sauf pour lui. Car lorsque Febus entendit sonner la porte, il fût surpris. D’abord, car trois clients venaient d’échouer chez lui. Surpris, lorsque je lui demandais froidement pour me suivre dans cette entreprise dont il ignorait la portée. Mais pas moi. Comment aurait-il pût accepter de me suivre ? Comment aurait-il pût abandonner sa chère devanture à la Rue et tout ce qu'elle contenait de désordre. Il avait fallu le convaincre.
Le prix fût élevé, mais le bénéfice, inestimable. Il tenta de fuir, mais que pouvait-il contre trois cyborgs rechargés à bloc par ses soins quelques minutes auparavant. Une fois endormie à coût d'anesthésique et de somnifère en cocktail intraveineux, son approbation n’était plus qu’un souvenir. Kris, ce cyborg si « chèrement » accueilli en d’autres temps par ce magicien des technologies, venait de capturer son « créateur ». Callé en travers de mes épaules, Febus sortait de la boutique pour un dernier voyage dans son costume de chair vivante. Hélas pour lui, il n’en profita guère.
Le chemin était encore aisé en ces jours là, en pleine paix. Bien sûr, il arrivait parfois que d'un côté ou de l'autre certains tombent sous les balles. La guerre existait encore. Pas encore partie, car son tribut n’était pas intégralement livré à ses pieds. Paris vivait encore, et là était le problème.
Le soir venu, je ramenais deux choppers-cargo et une dizaine de mes hommes. Le matériel fût manipulé avec attention, et pendant que le pauvre cybernéticien revenait lentement des bras de Morphée, nous revenions chez nous, chargés de bien précieux.
Oh, bien sûr, au début, Febus avait hurlé. On ne pouvait pas le laisser crier et répandre les fruits de sa haine nouvelle à qui voulait bien l'entendre.
Mais certains soirs changent des vies. Le neuf juin, à une heure quarante-sept, par exemple.
Son laboratoire n’avait plus rien d’un fond de boutique miteux. On lui avait permis de disposer d’autant de matériel qu’il demandait, et que nous étions en mesure de lui fournir. Les réseaux clandestins avaient encore cette chance d’être aussi bien fournis que leurs homologues contrôlés par l’État.
Un lieu étrange. Par sa clarté zénithale, lorsque le soleil transperçait la structure métallique de la verrière, lorsqu’il était présent. Parce que la nuit venue, l’éclairage tamisé de spots bleutés astucieusement dissimulé n’en renforça pas simplement l’ambiance. Ici se jouaient la vie et la mort. On quittait son ancien corps, on en ressortait avec un nouveau.
Un Homme étrange. Ceux qui avaient eût l’occasion de le croiser dans la rue quelques mois auparavant ne saurait le reconnaitre. Le feu du désert de pierre et de sable roulait toujours un peu sur sa peau trop sombre. Dans sa voix coulaient toujours la malice et l’humour adroit, dissimulant une angoisse véritable. Dans sa posture besogneuse, enfin, lorsqu’il se penchait sur ses confrères endommagés.
Febus avait été de chair. Totalement. Avant que je ne l’aie emmené de force ici. Il n’avait pas voulu abandonner l’enveloppe de plaisir et de sang qui retenait la minutie et la précision de son savoir. Ses doigts avaient été d’or, mais à présent, ils étaient d’airain. Son regard bleu de glace brillait avec une puissance presque animale. Mais à présent, une autre couleur luisait. Celui de l’éclat froid du verre, changeant de couleur au gré de son activité cérébrale. Oui, car Febus n’était plus vraiment un Homme. Livré aux chirurgiens si vite, le cybernéticien qui réparait les corps hybrides était désormais un des leurs. Lorsque Febus repassa la porte, debout, son corps n’avait plus que la force subtile, mais brutale des cyborgs. Ali était NOTRE semblable, notre frère à tous. Febus, bien malgré lui, avait dû accepter cette situation.
Mais personne n’avait le choix de devenir une machine. Tous, nous y avons été forcés. Et tous, nous avons fini par l’accepter.
Febus n’était pas un combattant. Pas celui qui tient une arme entre ses mains et détruit des vies. Febus n’avait pas le cœur d’un tueur. Et pourtant, il était aussi redoutable. Alors, lorsque je pénétrais dans son antre, ce soir, je ne pus réprimer un sentiment de crainte. Un sentiment de respect aussi, une sensation de fraternité intemporelle. Je n’étais pas son maitre, il n’était pas le mien, malgré les apparences.
Ici, personne, à part lui et moi. Il était assis, et autour de lui couraient des câbles. Brillant, faits de petits disques métalliques emboités les uns dans les autres, comme les maillons d’une chaine. Ils se tiennent, mais leur œuvre n’est pas la servante du bourreau. Febus, installé là, simplement posé dans ce fauteuil que je connaissais si bien. Je m’avançai, dans ce lieu mystérieux, me mettais à son niveau. Je contournais le siège de révision, pour être face à lui. Son œil organique s’ouvrit doucement, l’autre clignota frénétiquement
— Febus ?
Pas de réponse.
— Febus, tu m’entends ?
— Oui, Regalium
Une voix artificielle. Bien plus froide, plus nette que d’habitude. Ce n’était plus le sable qui crisse, mais la lame d’un sabre. Une arme. Pas un combattant, mais une arme.
— Febus, je suis là.
— Je sais ça, Regalium. Je vous vois.
Les câbles qui le connectent à la matrice virtuelle se débranchent, dans un bruissement sec. Il se relève, avec souplesse.
— Alors, vous êtes venus, ce soir.
— Oui, Febus... Je suis venu.
Il se redressa complètement.
— Je crois que tu sais.
Il marche d’un pas sûr vers un immense plan de travail, occupant la longueur d’un mur. Des dizaines et des dizaines de composants se mêlent dans un désordre dont lui seul connait les chemins. Il ne lui aura fallu que quelques semaines pour le rendre si bordélique, ce laboratoire.
— Febus, il faut que je le fasse.
Il approcha sa main d’un cube d’une dizaine de centimètres de côté. Il l’empoigna, le soupesa. De fines et souples tiges surgissent de sa paume, pour effleurer l’objet.
— Febus, je...
— Vous ne devriez pas avoir peur, Regalium
Je détournais mon regard sur le cube, encore une fois.
— Vous l’avez vu.
Il se tut un court instant, avant de plonger son regard dans le mien.
— Je n’ai pas besoin de vos explications pour comprendre. Personne n’a besoin de mot pour savoir que cet être-là vit à vos côtés, désormais. À vos côtés, seulement. Pas avec vous
Je jetai un coup d’œil rapide autour de nous. Personne ne devait entendre. Ali avait compris. Il fît un geste de la main, et les portes de son laboratoire nous enfermaient tous les deux.
— Je sais juste qu’il est là. Avec moi. Quelque part entre mon cerveau et le Rezo.
Il s’arrêta un court instant, et reposa le cube sur la table.
— C’est donc vrai...
— Que veux-tu dire ?
Il me fixe, intensément. Son œil artificiel vire au rouge sang.
— Peu importe ce qu’il se passe si vous entrez en contact. Peu m’importe votre objectif. Il vit, c’est ainsi. Contre nature certes, mais c’est ainsi.
— Quoi ?
— C’est étonnant. Étranglement dangereux pour nous, mais fascinant.
— De quoi parles-tu, Febus ?
— Asseyez-vous.
— Je ne comprends pas.
— Asseyez-vous, insiste-t-il. Je vais vous expliquer.
Prudemment, je m’enfonçai dans le carcan de métal. Mes poignets, mes chevilles, tout mon corps se firent piéger par les longues tiges. Febus, lui, attrapa l’une d’elle. Il la ficha à la base de son cou, et ferma les yeux.
— Ce n’est pas une intelligence artificielle. C’est beaucoup plus.
— Une conscience ?
— Oui, une conscience artificielle. J’ignore comment elle a pût se former. C’est un vrai mystère. Cela échappera surement longtemps à ma logique. Je pourrais même paraitre prétentieux, mais c’est à cause de cela que vous avez eût le droit à ces implants neuronaux autonomes. Dans ce doute, espérant qu’un être sans vie y prenne place. Une expérience qui a si bien tourné, puisqu’à présent, il est autonome.
— Pourquoi m’en parler maintenant ?
— Je suis inquiet, Regalium. J’ignore tout de cela, car cet être dont je ne connais pas le nom échappe à tous les modèles qu’étaient mes références. L’inconnu effraye l’Homme. Vous savez surement cela mieux que moi aujourd’hui. C’est moi qui ai mis cette unité de rationalisation entre vos deux orbites. C’est moi qui ai, sans le vouloir, appuyé sur le bouton. C’est moi qui ai créé une nouvelle évolution, par inadvertance
— Et ?
— Je sais pourquoi vous êtes venus ce soir, Regalium. Mais face à cet acte à accomplir, je suis totalement ignorant. Je vous ai fait demander, mais je suis aveugle, sourd, muet et paralysé. Alors, pour répondre à cette question qui vous inquiète, je ne crois pas être celui qui fera l’affaire. Je ne pourrais pas mettre en place cette… fusion.
J’étais abasourdi. Lui décide de se taire. Me fixer d’un regard neutre, sans émotion. Une simple réponse suivant une logique implacable. Mais je ne veux pas. Diogène non plus. Je le sens bouillir, prêt à exploser.
— Ce n’est pas à toi de décider, Febus.
— Comprenez-vous ce que je vous dis, Regalium ? J’ai besoin d’aide. Vous et lui, vous devez m’aider à le faire. Lui le sait, il doit me montrer le chemin. Et alors ce qui doit être fait… deviendra réel.
Je me tus un court instant. Febus ne refusait pas ?! Ali acceptait totalement de devenir le mandataire inconditionnel de cet acte dont il ignorait tout. Mais cette nuit, c’était à moi de l’aider. Au fond de ma conscience, je sentais Diogène prêt à agir. Lui aussi s’accordait à la pensée rationaliste du sage cybernéticien.
— Nous allons te guider, Febus. N’aie pas peur, et tu seras celui qui réalisera cet acte.
Diogène sembla trouver une prise sur la réalité. Son flux vital se répandit furtivement par les tiges cérébrales. Febus ne pouvait pas le voir. Diogène était le Rezo, un simple paquet de bits qui se glissait sans difficulté à travers le serveur, pour revenir vers le cyborg. L’homme se détendit, tandis qu’il trouvait en lui une paix jusqu’alors inconnue dans son esprit.
— Febus.
— Je sais, Regalium. Je suis… prêt à le recevoir.
— Je suis désolé, Febus.
— Il n’y a pas de honte à être la prochaine évolution, Regalium. J’agis en totale conscience.
Son regard changea. Sa voix se tut dans son processeur. Je savais ce que Diogène diffusait à travers les circuits de bio-silice. Je savais que les neurones de cet homme qui soudain se dévouait ne pouvaient que subir l’influx électrique qui, en quelques fractions de seconde, abolit les dernières barrières psychosensorielles de Febus. Diogène le manipulait, pour arriver à ses fins.
Son regard changea. Encore une fois. Une poignée de temps, et Diogène retourna dans son néant habituel, invisible de tous, moi y compris.
— Febus ? Demandais-je.
— Oui, Regalium.
— Febus, seras-tu capable de me faire fusionner avec le Rezo ?
— Oui, Regalium. À présent, je vous servirais à tout jamais.
Au fond de moi, j’avais l’impression qu’un rire froid résonnait. Un rire froid, cruel, mécaniste. Un rire invariable, mort. Un rire cynique, face à un homme qui avait décidé de donner sa vie pour une cause qu’il croyait juste.
J’étais mortifié à l’idée de le trahir.
La nuit s’étira, gonflée de sentiments que j’avais appris à repousser. Mais pas assez fort pendant ces quelques heures. Tandis que le soleil et son aurore tardaient à venir, je remâchais toute cette noirceur qui pourrissait au fond de moi. J’allais jusqu’à penser tout arrêter. Mais si près du but, je ne pus que me résoudre à continuer. L’espoir de lendemains un peu meilleurs habitait mes actes. Petit à petit, j’entrevoyais la conséquence de cette fusion. Une responsabilité énorme et sans limites commençait à peser sur mes épaules. Doucement, Diogène s’insinuait en moi, plus profondément à chaque minute. Sa conscience m’ouvrait les portes des futurs heureux et malheureux, des gloires éventuelles et des drames possibles. Son courage m’irradia, sa rationalité aussi. Le soleil avait fini par se montrer, recouvrant les derniers doutes de certitudes inébranlables. Le matin se levait. Ma nouvelle vie était elle aussi au fait de son commencement.
Je quittais cette terrasse qui m’avait abrité durant toute cette nuit. Sans arrière-pensée, sans regard amer pour mon passé, je faisais plus confiance à l’avenir promis pour moi et l’Humanité. Je franchissais les portes extérieures, descendait l’escalier, longeais sans bruit les longs couloirs de la Forteresse. Sans crainte et sans remords, j’activais les portes du Laboratoire qui s’ouvraient devant moi. Febus attendait, lui aussi. Il se tenait droit, un éclat sombre, mais plein d’espoir brillant dans son unique œil encore vivant.
— Ainsi est venu le temps, lui murmurais-je.
— Ainsi est-il venu, porté par la double conscience du Futur, empli du passé et du présent.
Il s’inclina avec respect face à moi. Aucune émotion ne couvrait son visage. Je m’avançais plus loin encore dans l’antre de technologie. Le lourd siège de carbosilice noire luisait d’une aura sombre et attirante. Il avait été soigneusement préparé, depuis de longues heures déjà. Febus s’avança à son tour, m’aidant à me glisser dans cet assemblage de câbles, de composants électroniques et de sili-gel. Les appendices métalliques, tels de longs fils de vie, harponnaient vivement mon corps. Mais je n’avais plus mal. Diogène empêchait à la douleur d’apparaitre, tout comme les émotions. Rien ne pouvait plus perturber le processus. Le dernier câble glissa contre mon dos, avant de se ficher dans ma nuque. Les muscles de mon visage se détendirent complètement.
— Procédure de lancement effectué, lâcha le cyborg.
Il s’assit dans le second siège, disposé face au mien. Il attrapa un câble semblable à ceux qui me maintiendraient dans le Rezo, au temps venu.
— Procédures connexes de contrôle opérationnelles. Début de la connexion Rezo.
Les curseurs qui s’affichaient habituellement disparurent sans prévenir. Un vague sentiment de bien-être m’envahit.
— Connexion Rezo effectué. Ouverture des circuits neurotransmetteur.
L'homme parlait en même temps que la machine qu'il était devenu. Diogène n'avait pas tout détruit ? Se jouait-il de moi ? Je ne savais plus.
Les signaux absents se réactivèrent brutalement. Le rouge et l'orangé dominaient les couleurs. L'intensité et la vitesse des pulsations lumineuse se firent plus fortes. Mais rien n'avait encore commencé.
— Fin de connexion contrôlée. Début du processus de fusion.
Et il ajouta.
— Bonne chance, Regalium.
Le temps d’un battement de cœur, tout tourbillonna. Le regard de Febus se figea en un instant infini, et je sombrai dans le noir le plus complet. Le sol s’évaporait sous moi. Lentement, le Rezo m’intégrait en son sein. Je devenais lui. Il devenait moi.
La nuit virtuelle ne dura pas plus d’une seconde, avant de s’échapper aussi vite qu’elle était apparue. Le froid mordant d’un hiver venu d’un Antarctique inexistant souffla sur la peau souple qui remplaçait l’acier dur de mon corps, hors de cette réalité. Pourquoi faisait-il si froid ? Le souffle qui sortait de ma bouche n’était qu’un nuage de vapeur. Comment pouvais-je éprouver encore cette sensation angoissante ? Je sentais la sueur commencer à perler de mon front lisse. Une goutte, qui roula, et finalement lâcha prise, avant de s’écraser sur le sol immaculé. Pourquoi ? Il n’y avait rien ici... rien de réel. Aurais-je échoué ?
Non. Je ne pouvais pas perdre. Je n’avais pas le droit. La mort arriverait un jour, mais pas maintenant. Jamais Diogène ne permettrait l’échec si prêt de la fin. Alors… était-ce autre chose ?
Le blanc, cette perfection du réseau encore vierge, devenait oppressant. Je manquais d’air. Il me fallait de l’air, j’étouffais. Je suffoquais, je paniquais. Non, je ne voulais pas devenir ce blanc. J’en étais totalement incapable. Le blanc rassurant devint cruel, mordant comme les crocs du loup.
« Approche »
La voix venait de partout. Douce, murmurée avec sérénité. De plus belle, je criais.
— OU ?!
Ce fut comme si mes cordes vocales fondaient dans l’acide. L’instant d’après, ma gorge me brûlait, le l’agrippais de mes mains trop pâles pour être vraies. Ma respiration décapait la plaie imaginaire comme un couteau de boucher. L’impression vertigineuse que des litres de sang allaient en jaillir.
« Là ».
Je me retournais. Je crus faire un tour complet sur moi-même, mais tout autour, il n’y avait encore que ce maudit blanc. Mon cœur se mit à cogner violemment contre ma poitrine, prêt à bondir. J’allais exploser. Le souffle... le cœur... la sueur... les larmes. Quelque chose d’invraisemblable, d’inhumain. Oui, ce n’était pas humain.
Je tournais la tête sur ma gauche. Même pas un quart de tour.
Dans le vide, une trouée sombre. D’ici, on ne distinguait rien de particulier. Juste une tâche sans valeur, sans intérêt. Mais il fallait bien savoir. Avancer, être curieux. Même quand, au fond de moi, je savais qu’il n’y avait rien de bon au bout du couloir. Au fil de mes pas, la tâche s’agrandit. Elle devenait une porte de bois sombre, une clenche en acier poli et taché de rouille.
Je n’aimais pas cette sensation. Revivre le passé une seconde fois, un passé qui s’accordait au présent quelques minutes à peine. Quelqu’un avait surement souhaité ne rien dire. Mais Diogène avait retrouvé la réponse perdue. Alors, j’avançais, encore.
Elle est entrouverte. Une lumière blanche filtre par à-coup brusque. Avance encore. Le silence devient insupportable. Car en plus de mon souffle, le bruit d’un néon usé et hors d’âge résonne. Une pièce. Froide et haute. Peut-être une surface lisse ? Non, Dieu ou Diable, je ne peux pas... je ne peux pas entrer. Je ne peux pas. Je sais ce que j’y trouverais. Ne me faites pas revivre ça.
La main, elle a dérapé. La porte s’est dérobée sous moi. Je me suis statufié sous le poids de ce passé. Incapable d’agir. Incapable de penser, d’assimiler. Parce que ça recommençait, encore.
La main, elle a dérapé. Il y avait quelque chose de coincé dedans, comme un bout de papier. Une liste de chiffre que cette personne connaissait. Oui, c’était son seul salut. Mais à présent, elle pendait sur le rebord de la baignoire d’émail, maculée de sang.
La main, elle a dérapé. Peut-être qu’il faisait un peu trop chaud. Qu’il avait bu, encore un peu trop. Elle était partie, encore une fois. Il fallait qu’elle l’aime, tu comprends ? Qu’elle l’aime, même s’il la violait en secret, tous les soirs, dans les draps salis de foutre humain. Oui, il l’aimait un peu trop. Sa poupée. Sa poupée-maman, un peu trop fatiguée avant même d’avoir vécu. C’est fragile, une poupée de porcelaine. La balle est partie, trop vite. Pas vraiment exprès. Sans réfléchir. Elle ne pouvait pas jouer à partir tous les jours. Alors oui, la poupée s’est brisée, dans la lumière blanche du néon, face au miroir.
La boucherie de la scène est insoutenable. J’ai cru vomir des dizaines de fois, ne plus jamais pouvoir avaler quoi que ce soit du reste de mon existence. Il avait tiré vers le mur de la baignoire, celui auquel elle aimait accrocher ses photos de la grossesse. C’était un garçon. Les échographies, les mots d’amis et même les tickets des robes spéciales « future maman » se joignaient à eux. Elle n’était pas vraiment heureuse tous les jours, mais elle se disait que le petit bonhomme qui gigotait dans son utérus serait tranquille. Bientôt.
Il n’avait pas compris. La balle avait défoncé sa boite crânienne, trahissant son amour froid. Les cheveux encore secs, le collier au fin maillage d’or qui raccrochait une main de Fatma à ce dur monde, tout s’était mélangé. Les souvenirs, les espoirs, les craintes, les certitudes. Il avait tout massacré d’un seul geste. Une seule fraction de seconde. Tout avait giclé sur ce putain de mur, souillant le pauvre fœtus imprimé sur le papier photosensible.
Il était resté là, les bras ballants, la mâchoire entrouverte. Son regard exorbité et son souffle rauque n’étaient qu’une preuve supplémentaire de sa bestialité. Mais ce n’était pas un con. Il n’était pas un de ces purs produits de la consommation la plus abjecte. Celle qui conditionne en détruisant tout sentiment pur, toute sensation d’espérance. Mais l’espace d’un instant, il était redevenu une bête. Un agneau innocent rendu tigre affamé par la rage incontrôlable de son amour et de sa folie. Rien, absolument rien ne pourrait ni expliquer, ni pardonner ce geste à mes yeux. Il était schizophrène. Et il n’avait pas encore suivi de traitement.
Elle était tombée d’un seul tenant. Son regard noir n’avait même pas eût le temps de se fermer, d’emporter loin de lui sa beauté, pour qu’au moins, il regrette. L’enfant bougeait. La poche des eaux était déchirée depuis une demi-heure déjà, et le liquide amniotique se mêlait en tourbillonnant au sang de la maman.
Le môme devait encore avoir sa chance. Avait-il compris qu’il devrait le sauver ? Que la pauvre créature fripée qui couvait encore dans le ventre de sa bien-aimée pouvait changer tant de vie ? Qu’il allait, sans le vouloir, déclencher la bombe qui ferait voler le monde vingt-quatre longues années plus tard. Personne ne le saura jamais. Mais lui, il a pris le cutter qu’il baladait toujours dans sa poche. La lame était un peu grasse, il l’essuya à la va-vite sur un revers de son blouson couleur de terre. Le geste fut comme guidé. Net, précis et rapide, il entailla la peau, puis la couche de muscle lisse, la paroi sanglante de l’utérus, et la surface étrange du placenta, cette matrice effrayante et rassurante à la fois. Le bébé, il le sortit doucement, par les épaules puis le bassin. Le garçon inspira, puis cria sans aucune retenue. Lui – le père – coupa le cordon.
— Tu vois, murmura-t-il au cadavre en emmitouflant le nouveau-né dans son blouson. Il est né, notre fils.
Avant de rajouter, sans y penser vraiment.
— Aïda...
La pauvre, elle ne pouvait plus répondre. Mais c’était presque sûr qu’elle l’aurait giflé. Alors lui, pour se venger, il l’aurait battu, encore un coup. Un coup de trop peut-être.
Et dans la vie qui venait, la mort reprenait le plus cher de ses besoins. La mère. C’était pour ça qu’elle était morte. Pour qu’il comprenne un jour ! Pour qu’il voie, avec ses yeux ou son esprit, qu’elle l’a fait sans le vouloir. Qu’elle a obéi à l’Instinct.
Le papa regarde le visiteur. Il hurla quelque chose, puis claqua la porte. Et tout fût fini.
La porte reste fermée. L'envie irrépressible de vouloir l'ouvrir à nouveau, de tout changer. Que se passe-t-il donc dans ce monde ? Pourquoi comme ça ? Non, pas elle. Je veux le frapper, ce pauvre type. Je veux le frapper, Diogène. Ouvre-moi ! Ouvre-moi ! Que je finisse ce sale travail. Je vais le tuer ! Le crever, oui. Et prendre un plaisir sadique à le voir agoniser.
Il n'en est rien. Le fantasme qui m'anima se retrouvait sans ressources, décapité en pleine puissance par une main invisible dont je connaissais le propriétaire. La colère devient inutile, mon silence, lourd de sens.
— Tu comprends ?
Il n'avait jamais crié gare, cet homme sans existence. Son visage se cachait toujours dans l'ombre d'un immense chapeau de feutrine noir. Son pas félin, l'éclat profond de sa voix et du lourd manteau qui le couvrait, tout son être imprégnait déjà le lieu. Comme une seconde peau, une excroissance du mieux. Diogène était là, majestueux roi des cyberespaces.
Mais tout seigneur qu'il fût, lui aussi avait fini par s'installer sur la surface tiède et lisse du sol.
Sans vraiment d'assurance, je me tournais vers lui. Peut-être que son regard... autre chose, un point, qui attirerait mon attention. Je souhaitais secrètement voir une lueur de consentement. Mais il n'y avait que les ténèbres de son esprit.
— C... C'était...
— Est-ce que tu veux vraiment la réponse, Kris ? Coupa-t-il en me fixant lourdement. Veux-tu cette réponse ou rejeter ton passé au loin ?
— J'ai besoin d'aide.
— Il n'y a que toi qui puisses choisir. Je ne connais pas les affres du chagrin, j'en serais à jamais incapable.
— Mais...
Au fond de son regard plus foncé encore que son âme, je ne pouvais voir qu'une absence de réponse désarmante de vérité. Avait-il été sincère ? Suis je donc si seul devant le sens à donner à tout ça ?
— Il te faudra agir, Kris. Oublier ou accepter ce crime. Oublier ou accepter… Marcus.
— Ai-je vraiment le choix ?
Diogène resta silencieux, et fouilla quelque chose sous manteau. Un tube blanc croisa le chemin de la lumière diffuse. Il l'amena à sa bouche, sans même l'allumer.
— Oui, tu as encore ce choix. Aussi cruel et irréversible soit-il. Détruire Marcus et accepter un futur rempli de question, ou le laisser vivre et finir comme lui. Malade de ton âme, mais auprès de ton dernier lien familial.
J’étais pétrifié. Du sang, j’avais fait couler bien trop souvent. Mais jamais je ne pouvais imaginer tuer mon parrain… du moins, le réduire au silence.
— Quel futur souhaites-tu ? Voilà le vrai fondement de ce choix.
— Toi… ou le Magister, déclarais-je sombrement.
— La finalité... Kris. C'est notre seul but.
Je me levais. Il resta assis, fixant un horizon que je ne pouvais contempler.
— J'ai peur.
Sa main frôla le bas de mon jean. Un geste souple, mais ferme. Je me penchais vers lui. Mais cette fois, son regard bleu marine me pénétra comme une lame.
— Je suis là.
La lumière douce l'étreignit. L'ombre qui le couvrait se dissipa doucement révélant son visage lisse et clair. Son nez trop large, sa bouche fine, sa barbe blonde qui avait plusieurs jours. Et cette mèche de cheveux, raide et lisse, plongeant entre ses sourcils épais.
— Je suis là, Kris.
La vérité, oui. Le même visage. Le même air, sans vraiment me ressembler. Comme la vie que j'aurais pût avoir, simple et stupide.
— Tous les deux… on le fera tout les deux ?
Il acquiesça en silence.
Le choix était cruel. Seul l’avenir guidait ce geste de mon esprit, aussi précis et mortel que le coup d’épée qui volait les vies.
— Alors… On sera tous les deux… pour toujours, Diogène.
— Pour toujours, répéta-t-il.
Je me levais. Il en fît de même, et s’approcha face à moi. Un sourire, à la fois malicieux et plein d’angoisse anima ses lèvres.
— Pour toujours.
Une vive lumière envahit le ciel. Je me sentais bien soudain. Si bien.
Les premiers instants furent troublants. Mon corps devait apprendre à accepter ces deux esprits, ces deux âmes soudain réunies, mais encore bien distinctes. Apprendre ce qui semblait impossible pour tout être humain, et que j’acceptais sans mal. Diogène s’accommodait sans ciller de ces quelques difficultés, pourvu que cette fusion finisse par devenir concrète. Je l’avais aidé à venir dans ma réalité, lui faisait son possible pour accélérer le processus naturel que j’avais enclenché bien avant notre rencontre. Doucement, je sentais cette puissance pourtant impalpable du monde virtuel prendre sa place en moi. Comme si chaque particule du Rezo s’imprimait sur mes chromosomes. Mon corps devenait un immense tatouage cartographié, à la fois évident et invisible. Diogène décodait, moi, j’apprenais. Le Rezo grandissait sans cesse. Mais quelques minutes plus tard, dans ce non-endroit constitué de lumière pure, j’étais devenu le Rezo. Totalement. Alors, j’agissais. Enfin.
L'ordre fût lancé par mon âme tout entière. Un formidable flux électromagnétique parcourut les artères cybernétiques du système monde. Les secondes s'écoulèrent comme les grains du chapelet que tient Dieu dans sa main. Les grains glissaient sans bruits, aussi délicats que la rosée vierge du matin. Les Hommes ne pouvaient voir venir ce changement fabuleux. Pas encore. Les ordinateurs de silice et de métal ne firent que traiter l'ordre. Aucune barrière, aucun contre-ordre automatique. L'information ne comportait pas la moindre trace d'erreur.
Le message est parfait. Si parfait qu'aucune machine ne pût s'y opposer. Un simple paquet de bits. La machine était aveugle face à ce programme, là ou la conscience humaine aurait pût anéantir tout son effet. Mais dans cette partie d'échec qui se jouait, sans pions et sans rois, seule la machine se devait de répondre. Ne pas transmettre à ses supérieurs, pas tout de suite. Même le plus protégé des serveurs avait fini par réagir favorablement à cet appel.
Des mots si simples. Encore vierge d’une vie innocente. À cette planète entière, je ne faisais que dire : « Je suis là. Joignez-vous à moi ».
Et lorsque vient l’heure de ce choix, le doute s’installe. Peser le pour et le contre, encore et encore, pour ne plus savoir quoi faire, vers quelle direction tendre sa conscience, dans un avenir raisonnable ou logique. La condition humaine se crée à partir de ces choix, et de leur remise en cause.
C’est en cela que nous avons échoué ».
Brian O’Connell, Du cybernétisme et de ses dérives, 2082
Tout cela n'arrangeait pas ses affaires. Non, vraiment, « l'explosion » était arrivée au mauvais moment. Non pas parce qu'il y avait perdu une connaissance, encore moins un proche. Non pas à cause des centaines de milliers de victimes. Un autre sens, plus cynique, s'imbriquait dans cette modification imprévue du terrain.
La mort de la cible qu'il devait visiter était probable. Et si ce n'était pas le cas, les effets infrasoniques s'en chargeraient bien assez tôt. Nul besoin de consulter le message crypté qui venait d'échouer sur son serveur personnel. Tout était fini.
Foro effleura machinalement le revolver à fléchettes hypodermiques. Aujourd'hui, son arme favorite resterait ici, posée sur la table basse du deux pièces, entre le cendrier où la fumée d'une cigarette mal éteinte embaumait l'air, et des verres à demi vides. Par terre, à quelques dizaines de centimètres, le projecteur holographique transmettait ses informations dans toutes les directions autour de l'homme. Le soleil se levait dehors, mais les volets restaient désespérément fermés. Comme tous les jours. La discrétion était le credo de Foro. Et pour l'instant, cette discrétion lui avait suffit pour survivre. Les centaines de milliers d'euros qui dormaient sur un compte anonyme lui permettaient de voir venir les jours de disettes. L'argent, si difficile à gagner et si prompt à flamber dans les doses de S-neurine. Foro savait le danger qu'elle représentait pour son corps. Mais sa conscience exigeait des niveaux de concentration qu'aucun homme n'était capable d'atteindre par des moyens plus « conventionnels ». Le dealer voulait toujours plus. Mais comme Foro n'avait pas découvert le gros bonnet qui pillait les réserves pharmaceutiques militaires, il se contentait de payer sa dose hebdomadaire.
La fiole était vide. Une fine trace rouge carmin courrait sur les parois lisses du tube, séchant lentement dans la chaleur de l'appartement. À côté, posé sans scrupule sur le canapé noir qui s'usait faute d'entretien, un système d'injection intraencéphalique encore chaud du sang de Foro. La dose de la semaine était partie. Partie, pour le tenir éveillé jusqu'au prochain appel, jusqu'au prochain message crypté.
Foro savait attendre. La patience était son second pilier mental. L'inactivité était devenue une qualité qu'il apprenait à travailler malgré son jeune âge. À peine sorti d'une adolescence sans prémices et sans drame, où seule sa survie comptait. À treize ans, il avait commis son premier meurtre. À quinze ans, il devenait un chasseur de têtes. Et à présent, à l'aube de sa dix-huitième année, il était devenu maitre dans l'art d'appliquer des contrats sanglants sans questionner son commanditaire. Foro connaissait son environnement. La violence de la rue, les trafics interdits, les tabous des cités et la leçon des armes avaient été ses repères d'enfance. Descendant d'immigrés algériens, il savait ce qu'était la mort et son bénéfice. Il avait conscience de l'équilibre fragile de l'univers guerrier qui étreignait cette cité. Il n'avait plus besoin qu'un autre donne du sens à sa vie à sa place. Il ne faisait qu'attendre. Attendre, en sentant affluer le doux picotement de la drogue synthétique qui stimulait son cortex cérébral, allongé sur le canapé. Un bras sur la tête, l'autre posé sur son ventre, faisant mien d'attendre un sommeil qui ne l'étreindrait pas avant plusieurs jours.
La lumière bleutée de l'holo ondula. Les teintes sombres virèrent au vert pâle, et des parasites envahirent le champ de projection. Le message n'était pas long à venir. Au contraire, il était plus rapide qu'escompté. Beaucoup trop rapide.
L'image sauta plusieurs fois avant de se stabiliser. Foro était inquiet, il s'efforça de ne pas le montrer. En se relevant du canapé, il ne put s'empêcher de soulever un sourcil, interrogateur, face à l'image qui se tenait dans les limites de la projection. Un cyborg, qui se drapait dans une lourde cape noire, et dont seuls le visage à demi mécanisé et les mains ressortaient.
— Bonjour à toi, Foro, lança le cyborg inconnu.
Foro resta sans réagir quelques secondes, avant de se ressaisir.
— Bon... bonjour.
— Tu te demandes pourquoi cette discussion. Ne dis pas non, je t'observe et je perçois tes doutes.
L'inconnu n'avait pas mis plus d'une fraction de seconde à la dévisager, malgré la piètre qualité du signal de réception. Foro se sentit nu.
— Comment... qu'est-ce que je... qu'il... que j'ai...
— Tu n'as pas besoin de te justifier. Les contrats que tu as remplis jusqu'à présent ont été exécutés sans faille et avec sérieux. Tu es un grand homme, malgré ton jeune âge.
— Continuez.
— Très bien. Je voix que tu ne veux pas t'étendre sur les présentations. Tu sais qui je suis... à travers ceci.
Une grande croix de Saint-André apparu en lieu et place de l'inconnu. Ses pointes se terminaient en flèches acérées, prolongées par quatre gouttes rouge sang.
— L’Ordo Humanis, murmura Foro.
— Et j'en suis un des plus importants messagers. Un messager qui ne pouvait plus se contenter d'envoyer des ordres sans voir son destinataire.
— Pourquoi ?
Le visage du cyborg remplaça celle de l'étrange logo.
— Il est temps pour toi de faire autre chose qu'assassiner. Ta vie a bien plus d'intérêt que cela.
— Et concrètement ?
— Je t'offre une place parmi nous. Une place de choix dans l'élite de nos combattants, au milieu des meilleurs. Un agent d'élite, Foro. Tu ne serais plus une cellule isolée, tu gagnerais beaucoup plus d'argent.
— Et je serais moins libre aussi, coupa le jeune homme, cassant.
— Qu'est-ce qu'une liberté, si elle n'a aucun but que celui de l'argent ? Tu pourrais devenir tellement plus, Foro. Tellement plus que cela...
Le doute s'installait comme un parasite dans sa conscience. Cet homme, ce... cyborg faisait naitre en lui un sentiment qu'il n'aimait guère éprouver.
— Et quand ?
— Lorsque tu en éprouveras le besoin, envoie-moi l'holomessage que je te joins. Je comprendrais, ne t'inquiète pas.
Le cyborg sourit une dernière fois. Un sourire serein, rempli de mystère. Et la connexion fût interrompue.
Foro était un de ces hommes trop rares, aux qualités exceptionnelles, et qui savaient comment utiliser au mieux son potentiel. Mais il n'avait pas pleinement pris conscience de sa valeur. Seul le temps l'aiderait à choisir son camp. J'avais fait l'essentiel. À présent, son souvenir s'effaçait. Un monde nouveau s'ouvrait en moi.
La réalité s'était effacée depuis plusieurs secondes. L'espace gris bleu d'un ciel pixellisé avait envahi le champ de ma conscience. J'étais là. Flottant au milieu d'immeubles à demi effondrés, débarrassés de la gravitation. Ils me frôlaient, satellites de bétons qui tourbillonnaient dans cette chimère qu'on avait construite, tous les deux. Là, je me sentais protégé. Contre ma propre destruction. Contre ma propre folie. Un immeuble me frôla. J'agrippais une rambarde d'escalier qui trainait par là. La suivre, m'enfoncer dans le hall. Une lumière. Des dizaines de sources rouges et orangées. Ambiance feutrée, on était prié de retirer ses chaussures. Je n'en portais pas. Juste un vieux jean sans forme, un tee-shirt délavé. Je n'emportais plus avec moi que mes sentiments et mes espoirs.
Lui était là. Depuis des milliers de similisecondes. On ne s'était jamais vraiment vu. On se connaissait, d'un autre biais qu'une rencontre conventionnelle. Lui n'existait pas vraiment, sauf ici. Le reste du temps, il m'habitait. Un autre que moi hantait la silice de mon cerveau. Un autre que moi, qui me ressemblait étrangement. Son visage se cachait toujours dans l'ombre d'un lampadaire de salon astucieusement disposé. De la fumée, au dessus de lui. Un fin nuage, presque un trait. Une cigarette entre les lèvres. Je pouvais sentir le parfum chaleureux et acide, presque un biscuit sec, emplir la pièce ou nous nous tenions. Face à face.
— Ainsi, Kristian... Je ne m'attendais à cette rencontre. Si tôt.
— C'est vous même qui l'avez préparé.
Un silence. Il tira une bouffée, la recrache. Sans sortir du cercle d'ombre.
— La suite semble t'échapper.
— Vous savez déjà tout, pourquoi répondre ?
— Je veux l'entendre de ta bouche, jeune homme.
Inspirer, se donner du courage.
— J'ai tué.
— Tu n'étais pas seul.
— Avais-je le choix ?
— Tu as choisi, Kristian.
— Ce rendez-vous aussi ?
— Oui.
— Alors, pourquoi accepter ? Demandais-je.
Nouvelle bouffée de nicotine.
— Aucun de nous deux ne peut avancer sans l'autre. Toi pour vivre. Pour trouver ce que tu cherches. Moi, pour chercher ce que tu dois trouver.
— Et mon passé ?
— Je n'ai pas eût toutes les réponses, Kristian. Il me faudra du temps. Même pour moi, tout n'est pas possible.
— Et que se passera-t-il ?
Un rire rauque et puissant résonna dans la pièce. Puis il me fixa. Je pouvais voir ses pupilles briller, au loin.
— Je le sais.
— Dîtes le moi !
— Je ne suis pas un serviteur discipliné. Certes, tu es mon créateur. Sans ton esprit, sans ta capacité exceptionnelle, sans ce lien ténu et précieux avec le Rezo, rien de tout cela n'existerait. N'as-tu jamais envisagé de rester ici, une fois que tout sera synchronisé ? Qu'ils n'auront plus besoin de toi ?
— Je ne sais pas.
— Beaucoup de choses te sont inconnues, jeune homme. Il serait bien plus facile de faire comme si de tels aspects n'existaient que dans ton imagination.
— Et comment ? Et pourquoi ?
Il leva son index droit.
— C'est pour cela que j'existe. Tu m'as créé pour ça. Pour répondre à tes propres questions.
Et d'ajouter.
— Être patient.
Je le regardai encore une fois.
— Être patient, Diogène... Et que ferez-vous ?
Encore ce rire grave et suave. Comme une poire un peu trop mûre dont le jus glisserait sur la peau des joues.
— Je contemplerais le soleil un jour de plus. À présent, va.
Sans me retourner, je pris la direction de la porte. Dans le hall, je pouvais encore voir le ciel tourbillonner. Ce rêve ne cesserait donc jamais ?
Et déjà, la musique enivrante du lieu s'en allait. Les couleurs devenaient grises, les contours s'estompaient. Fermer les yeux. Le réveil, ou le retour à la réalité. L'un des deux, c'est certain.
Les câbles craquaient. Le métal des gaines graissées glissait paresseusement contre celui qui était à présent ma peau, avant de s’échouer sur les terminaux du siège de connexion. Lentement, mon corps s’animait. Le masque terne et gris de la non-émotion reprenait sa place, cette coque mentale qui me protégeait de mes souvenirs, de mes sentiments, gages de choix désastreux.
Je n’étais plus qu’un cyborg. Mais pourtant.
Le Rezo venait de me prouver sa première faille. La plus magistrale et la plus sublime de toutes. Jamais un tel gouffre d’erreur n’aurait dût franchir les protections élémentaires qui séparaient les consciences humaines de la folie cybernétique. Jamais le rêve ne rencontre la science. Jusqu’à présent.
Les ruines volantes avaient beau n’être que quelques pixels électrisés sur un visio-serveur, l’impression n’en était pas moins réelle. L’homme au Panama noir, assis dans cette pièce familière dont j’avais oublié le nom, n’était pas un simple médiateur. Messager d’un autre que lui-même, jamais il n’aurait pût jouer ainsi. Pas avec ces mots, pas avec cette attitude à la fois désinvolte, mais tendue vers une action perpétuelle. Son timbre de voix, le rythme quasi-organique de sa pseudo respiration, le mouvement sec des doigts qui glissaient sur la cigarette. Non, ce n’était pas un simple avatar. Sans oser me l’avouer, je commençais timidement à le considérer comme une autre forme d’existence. Une entité à la fois libre et indépendante, mais constamment rattachée à un hôte, une prise matérielle que j’ignorais encore.
Je me surprenais, cet instant précis, à n’avoir jamais connu pareille découverte. Persuadé qu’elle était la première d’entre toutes. Mais là résidait l’erreur.
Il fallait que je comprenne. Même au prix d’un effort qui me dépassait surement, j’avais la certitude qu’une partie de mon passé s’y dissimulait. Non pas ce passé de souvenirs synthétiques, mais celui, plus complexe, des rires et des larmes partagés, des impressions restées sans réponses, des demi-mesures et des effets sans cause. Remonter le fil du temps, oui, voilà la seule action logique et rationnelle qui devait être réalisée.
Retrouver son passé commença avec quelques bobines de titanes nanogravées et une dizaine de glass-disc. Rangés dans un tiroir gris, au milieu d’un meuble mural lové dans une pièce anonyme, face à une cuve de régénération. Cette pièce où quelques objets me faisaient croire à une possession que je n’éprouvais guère. Ces « quartiers » étaient censés être miens. Je ne les aimais pas.
Dans un cérémonial gris et technologique, j’activais les uns après les autres les réceptacles de cette mémoire passée. Les souvenirs n’étaient que des paquets d’informations soigneusement conservés, prêt à être analysés, observés et décortiqués. Moi seul devais faire ce travail lent et délicat. Moi seul, pendant des heures à vivre un passé que je ne connaissais finalement pas.
J’oubliais l’enfance mièvre et innocente qui n’avait eût sur moi que l’emprise de quelques années. La terreur des expérimentations de l’Eurocorps sur mon pauvre corps avait tôt fait de remplacer toute joie de cette vie. Parfois, l’image se dédoublait, comme une mauvaise copie. Chaque aspect du même souvenir prenait une teinte différente, modifiée par quelques mouvements apparemment anodins, mais qui n’allait pas dans le même sens, pas à la même cadence. Des possibles apparaissaient, comme les erreurs d’une machine qui ne pouvait en faire. Et souvent, des mois entiers où seule la nuit existait. Des plages entières de souvenirs disparues sans que je le comprenne. Le temps s’accélérait substantiellement. L’adolescence dans cette famille d’accueil que je croyais mienne, et où le silence se payait en virement bancaire. Fausses relations, vrais sentiments, même lorsqu’au fond des yeux de ce couple malheureux se lisait la honte et le mensonge. Là encore, le fil des souvenirs se décale en deux séries. La réalité matérielle, et l’autre, manipulée, qui me fit avoir un accident de voiture. La première version, celle que je n’avais pas connue, restait étrangement calme. Aucune émotion ne résonnait au fond de moi. Pas même la haine, encore moins la surprise. Juste le constat amer de cette vérité, sans comprendre pourquoi, drogué au valium et au tranxène, j’avançais vers un futur dont je ne connaissais rien. On m’emmenait tel le mouton à l’abattoir, vers ce centre gris de béton fendu au cœur des Alpes. On me mesurait de toute part. Chaque mesure devenait un étalon de ma vie à venir. On regardait ce corps en passe de disparaitre, on le torturait sous de douloureux examens, avant de le prendre par surprise, un froid matin d’octobre, sur un brancard glacé.
C’est comme ça que j’aurais dit adieu à la Vie.
Et puis d’autres tests. J’étais toujours autant drogué, mais la douleur était apparue. Mon nouveau corps n’arrivait pas encore à s’adapter parfaitement à l’ancien, et les scientifiques luttaient pour ne pas voir le projet tourner court. Ma vie valait moins que mes capacités, mais ils n’avaient pas encore trouvé le moyen de les reproduire sur un autre que moi.
Les expériences se font rares. Les doses de neuroleptiques ne cessent d’augmenter, mais ma conscience parvient à revenir malgré tout. Il faut que je sorte. Que je ne découvre pas ça. Que mon passé soit en suspens, pour quelque temps. L’Eurocorps réussit à me revendre à l’armée française quelques mois avant le début de la guerre civile.
La double exposition finit par se regrouper. L’erreur redevient cohérence, par une réalité vécue comme telle.
La Sale Guerre éclate une seconde fois devant mes yeux. Chaque fragment de bombe, chaque sifflement de balle, chaque goutte de sang reviennent me hanter. Mais eux je ne les regarde plus. Je les ai vus, sans souffrir. Dans ce drame ne se cache pas de mystères. Tout ce qu’elle dit, c’est sa sale horreur. Les amis disparus, comme les ennemis, retournent au silence. Le présent se rapproche. Mon attention ne s’accroche pas aux derniers mois. Par vagues, les débuts de mon retour parmi les miens me revenaient en mémoire. Les ordres donnés, les dizaines d’heures passées en simulateur, les milliards d’informations en tout genre que j’apprenais à classer seul. Quelques conversations aussi.
Le temps ralenti au mois de mars. Entre deux averses, j’esquissais quelques pas sur le toit de la Forteresse. Le regard loin, encore vierge de questions sans réponses. À ne rien faire que regarder cette Paris encore vivante. À savoir être patient.
Le vieil Ethan, droit dans ses bottes, les bras croisés dans le dos, était arrivé derrière moi. Son œil bleu, je ne le voyais pas. Je pouvais sentir sa simple présence comme on devine celle d'un animal majestueux que rien ne semble ébranler. Le Rocher sur lequel l’appui est solide, que nul torrent et nulle inondation ne sauraient ébranler.
— Que fais-tu ici ? me demandait-il.
— J’apprends, maître.
Il souriait, subtilement. Son élégance naturelle et son accent revêche de Sibérien enraciné étaient des pierres précieuses qui égayaient la personnalité froide et implacable du grand homme.
— Tu es devenu un homme véritable, Regalium. Je suis surement un vieux sentimentaliste au crépuscule de ma vie, mais je ne peux pas oublier l’enfant que tu étais.
— Tel est le temps…
— Ne cherche pas à le contrôler, Kristian. Tous ceux qui s’y sont risqués ont perdu bien plus que leur mise.
Il pointa l’œil artificiel qui barrait son visage. L’acier luisait des reflets rouges opalescents de la rétine lumineuse.
— Et pourquoi voudrais-je jouer avec le temps ? Je ne suis qu’un soldat.
— Oh non, petit bonhomme qui a grandi. Tu n’es plus un simple soldat. Tu as appris beaucoup plus qu’un simple soldat, tu « sais » un peu regarder ce monde tel qu’il est vraiment.
Il plaça délicatement sa main sur mon poitrail, là ou autrefois du sang coulait dans des vaisseaux.
— Avec ton cœur, Kristian. Peut être pas celui de chair, mais tu es bien plus humain que bien des Hommes.
— Mais… pourquoi me dire cela, maître ?
— Pour que tu n’oublies jamais l’essentiel, Kristian.
Son sourire doux et énigmatique revient illuminer son visage. Il se retourna, dans un silence plus beau que n’importe quelles paroles.
Le temps s’accélère à nouveau. Avril passe en silence, dans un soleil inhabituel. Pour un temps, les armes se sont tût. Un temps, seulement. Une trêve provisoire pour tenter de calmer une guerre fratricide. Et puis, mai arriva, porteur de promesses. Pour la première fois depuis des mois, j’arpentais des rues autrement qu’en guerrier.
Il y avait de la poussière qui volait sous mes pas. Je revois une petite fille me regarder, l'air effrayé, se cacher derrière les jambes de sa mère, une pauvre clocharde qui n'osait pas détourner son regard de mon visage. J'ai souri, elle s'est figée sur place. Un parfum de marronniers en fleurs embaumait les boulevards, et tandis que je marchais, quelques couples, presque insouciants. J'ai cru voir les sourires, entendre les rires vrais et les yeux émerveillés par le soleil trop chaud. Un bouillon de bonne humeur qui m'était indifférent, à force de me glisser dans la peau d'un être indifférent, glacé par le feu des armes. J'avais une course. Rien ne pouvait me dévier de ma trajectoire.
Il y avait encore quelqu'un dont j'avais besoin. Je savais qu'il ne se laisserait pas faire. C'était un simple détail, une formalité vite oubliée. Sauf pour lui. Car lorsque Febus entendit sonner la porte, il fût surpris. D’abord, car trois clients venaient d’échouer chez lui. Surpris, lorsque je lui demandais froidement pour me suivre dans cette entreprise dont il ignorait la portée. Mais pas moi. Comment aurait-il pût accepter de me suivre ? Comment aurait-il pût abandonner sa chère devanture à la Rue et tout ce qu'elle contenait de désordre. Il avait fallu le convaincre.
Le prix fût élevé, mais le bénéfice, inestimable. Il tenta de fuir, mais que pouvait-il contre trois cyborgs rechargés à bloc par ses soins quelques minutes auparavant. Une fois endormie à coût d'anesthésique et de somnifère en cocktail intraveineux, son approbation n’était plus qu’un souvenir. Kris, ce cyborg si « chèrement » accueilli en d’autres temps par ce magicien des technologies, venait de capturer son « créateur ». Callé en travers de mes épaules, Febus sortait de la boutique pour un dernier voyage dans son costume de chair vivante. Hélas pour lui, il n’en profita guère.
Le chemin était encore aisé en ces jours là, en pleine paix. Bien sûr, il arrivait parfois que d'un côté ou de l'autre certains tombent sous les balles. La guerre existait encore. Pas encore partie, car son tribut n’était pas intégralement livré à ses pieds. Paris vivait encore, et là était le problème.
Le soir venu, je ramenais deux choppers-cargo et une dizaine de mes hommes. Le matériel fût manipulé avec attention, et pendant que le pauvre cybernéticien revenait lentement des bras de Morphée, nous revenions chez nous, chargés de bien précieux.
Oh, bien sûr, au début, Febus avait hurlé. On ne pouvait pas le laisser crier et répandre les fruits de sa haine nouvelle à qui voulait bien l'entendre.
Mais certains soirs changent des vies. Le neuf juin, à une heure quarante-sept, par exemple.
Son laboratoire n’avait plus rien d’un fond de boutique miteux. On lui avait permis de disposer d’autant de matériel qu’il demandait, et que nous étions en mesure de lui fournir. Les réseaux clandestins avaient encore cette chance d’être aussi bien fournis que leurs homologues contrôlés par l’État.
Un lieu étrange. Par sa clarté zénithale, lorsque le soleil transperçait la structure métallique de la verrière, lorsqu’il était présent. Parce que la nuit venue, l’éclairage tamisé de spots bleutés astucieusement dissimulé n’en renforça pas simplement l’ambiance. Ici se jouaient la vie et la mort. On quittait son ancien corps, on en ressortait avec un nouveau.
Un Homme étrange. Ceux qui avaient eût l’occasion de le croiser dans la rue quelques mois auparavant ne saurait le reconnaitre. Le feu du désert de pierre et de sable roulait toujours un peu sur sa peau trop sombre. Dans sa voix coulaient toujours la malice et l’humour adroit, dissimulant une angoisse véritable. Dans sa posture besogneuse, enfin, lorsqu’il se penchait sur ses confrères endommagés.
Febus avait été de chair. Totalement. Avant que je ne l’aie emmené de force ici. Il n’avait pas voulu abandonner l’enveloppe de plaisir et de sang qui retenait la minutie et la précision de son savoir. Ses doigts avaient été d’or, mais à présent, ils étaient d’airain. Son regard bleu de glace brillait avec une puissance presque animale. Mais à présent, une autre couleur luisait. Celui de l’éclat froid du verre, changeant de couleur au gré de son activité cérébrale. Oui, car Febus n’était plus vraiment un Homme. Livré aux chirurgiens si vite, le cybernéticien qui réparait les corps hybrides était désormais un des leurs. Lorsque Febus repassa la porte, debout, son corps n’avait plus que la force subtile, mais brutale des cyborgs. Ali était NOTRE semblable, notre frère à tous. Febus, bien malgré lui, avait dû accepter cette situation.
Mais personne n’avait le choix de devenir une machine. Tous, nous y avons été forcés. Et tous, nous avons fini par l’accepter.
Febus n’était pas un combattant. Pas celui qui tient une arme entre ses mains et détruit des vies. Febus n’avait pas le cœur d’un tueur. Et pourtant, il était aussi redoutable. Alors, lorsque je pénétrais dans son antre, ce soir, je ne pus réprimer un sentiment de crainte. Un sentiment de respect aussi, une sensation de fraternité intemporelle. Je n’étais pas son maitre, il n’était pas le mien, malgré les apparences.
Ici, personne, à part lui et moi. Il était assis, et autour de lui couraient des câbles. Brillant, faits de petits disques métalliques emboités les uns dans les autres, comme les maillons d’une chaine. Ils se tiennent, mais leur œuvre n’est pas la servante du bourreau. Febus, installé là, simplement posé dans ce fauteuil que je connaissais si bien. Je m’avançai, dans ce lieu mystérieux, me mettais à son niveau. Je contournais le siège de révision, pour être face à lui. Son œil organique s’ouvrit doucement, l’autre clignota frénétiquement
— Febus ?
Pas de réponse.
— Febus, tu m’entends ?
— Oui, Regalium
Une voix artificielle. Bien plus froide, plus nette que d’habitude. Ce n’était plus le sable qui crisse, mais la lame d’un sabre. Une arme. Pas un combattant, mais une arme.
— Febus, je suis là.
— Je sais ça, Regalium. Je vous vois.
Les câbles qui le connectent à la matrice virtuelle se débranchent, dans un bruissement sec. Il se relève, avec souplesse.
— Alors, vous êtes venus, ce soir.
— Oui, Febus... Je suis venu.
Il se redressa complètement.
— Je crois que tu sais.
Il marche d’un pas sûr vers un immense plan de travail, occupant la longueur d’un mur. Des dizaines et des dizaines de composants se mêlent dans un désordre dont lui seul connait les chemins. Il ne lui aura fallu que quelques semaines pour le rendre si bordélique, ce laboratoire.
— Febus, il faut que je le fasse.
Il approcha sa main d’un cube d’une dizaine de centimètres de côté. Il l’empoigna, le soupesa. De fines et souples tiges surgissent de sa paume, pour effleurer l’objet.
— Febus, je...
— Vous ne devriez pas avoir peur, Regalium
Je détournais mon regard sur le cube, encore une fois.
— Vous l’avez vu.
Il se tut un court instant, avant de plonger son regard dans le mien.
— Je n’ai pas besoin de vos explications pour comprendre. Personne n’a besoin de mot pour savoir que cet être-là vit à vos côtés, désormais. À vos côtés, seulement. Pas avec vous
Je jetai un coup d’œil rapide autour de nous. Personne ne devait entendre. Ali avait compris. Il fît un geste de la main, et les portes de son laboratoire nous enfermaient tous les deux.
— Je sais juste qu’il est là. Avec moi. Quelque part entre mon cerveau et le Rezo.
Il s’arrêta un court instant, et reposa le cube sur la table.
— C’est donc vrai...
— Que veux-tu dire ?
Il me fixe, intensément. Son œil artificiel vire au rouge sang.
— Peu importe ce qu’il se passe si vous entrez en contact. Peu m’importe votre objectif. Il vit, c’est ainsi. Contre nature certes, mais c’est ainsi.
— Quoi ?
— C’est étonnant. Étranglement dangereux pour nous, mais fascinant.
— De quoi parles-tu, Febus ?
— Asseyez-vous.
— Je ne comprends pas.
— Asseyez-vous, insiste-t-il. Je vais vous expliquer.
Prudemment, je m’enfonçai dans le carcan de métal. Mes poignets, mes chevilles, tout mon corps se firent piéger par les longues tiges. Febus, lui, attrapa l’une d’elle. Il la ficha à la base de son cou, et ferma les yeux.
— Ce n’est pas une intelligence artificielle. C’est beaucoup plus.
— Une conscience ?
— Oui, une conscience artificielle. J’ignore comment elle a pût se former. C’est un vrai mystère. Cela échappera surement longtemps à ma logique. Je pourrais même paraitre prétentieux, mais c’est à cause de cela que vous avez eût le droit à ces implants neuronaux autonomes. Dans ce doute, espérant qu’un être sans vie y prenne place. Une expérience qui a si bien tourné, puisqu’à présent, il est autonome.
— Pourquoi m’en parler maintenant ?
— Je suis inquiet, Regalium. J’ignore tout de cela, car cet être dont je ne connais pas le nom échappe à tous les modèles qu’étaient mes références. L’inconnu effraye l’Homme. Vous savez surement cela mieux que moi aujourd’hui. C’est moi qui ai mis cette unité de rationalisation entre vos deux orbites. C’est moi qui ai, sans le vouloir, appuyé sur le bouton. C’est moi qui ai créé une nouvelle évolution, par inadvertance
— Et ?
— Je sais pourquoi vous êtes venus ce soir, Regalium. Mais face à cet acte à accomplir, je suis totalement ignorant. Je vous ai fait demander, mais je suis aveugle, sourd, muet et paralysé. Alors, pour répondre à cette question qui vous inquiète, je ne crois pas être celui qui fera l’affaire. Je ne pourrais pas mettre en place cette… fusion.
J’étais abasourdi. Lui décide de se taire. Me fixer d’un regard neutre, sans émotion. Une simple réponse suivant une logique implacable. Mais je ne veux pas. Diogène non plus. Je le sens bouillir, prêt à exploser.
— Ce n’est pas à toi de décider, Febus.
— Comprenez-vous ce que je vous dis, Regalium ? J’ai besoin d’aide. Vous et lui, vous devez m’aider à le faire. Lui le sait, il doit me montrer le chemin. Et alors ce qui doit être fait… deviendra réel.
Je me tus un court instant. Febus ne refusait pas ?! Ali acceptait totalement de devenir le mandataire inconditionnel de cet acte dont il ignorait tout. Mais cette nuit, c’était à moi de l’aider. Au fond de ma conscience, je sentais Diogène prêt à agir. Lui aussi s’accordait à la pensée rationaliste du sage cybernéticien.
— Nous allons te guider, Febus. N’aie pas peur, et tu seras celui qui réalisera cet acte.
Diogène sembla trouver une prise sur la réalité. Son flux vital se répandit furtivement par les tiges cérébrales. Febus ne pouvait pas le voir. Diogène était le Rezo, un simple paquet de bits qui se glissait sans difficulté à travers le serveur, pour revenir vers le cyborg. L’homme se détendit, tandis qu’il trouvait en lui une paix jusqu’alors inconnue dans son esprit.
— Febus.
— Je sais, Regalium. Je suis… prêt à le recevoir.
— Je suis désolé, Febus.
— Il n’y a pas de honte à être la prochaine évolution, Regalium. J’agis en totale conscience.
Son regard changea. Sa voix se tut dans son processeur. Je savais ce que Diogène diffusait à travers les circuits de bio-silice. Je savais que les neurones de cet homme qui soudain se dévouait ne pouvaient que subir l’influx électrique qui, en quelques fractions de seconde, abolit les dernières barrières psychosensorielles de Febus. Diogène le manipulait, pour arriver à ses fins.
Son regard changea. Encore une fois. Une poignée de temps, et Diogène retourna dans son néant habituel, invisible de tous, moi y compris.
— Febus ? Demandais-je.
— Oui, Regalium.
— Febus, seras-tu capable de me faire fusionner avec le Rezo ?
— Oui, Regalium. À présent, je vous servirais à tout jamais.
Au fond de moi, j’avais l’impression qu’un rire froid résonnait. Un rire froid, cruel, mécaniste. Un rire invariable, mort. Un rire cynique, face à un homme qui avait décidé de donner sa vie pour une cause qu’il croyait juste.
J’étais mortifié à l’idée de le trahir.
La nuit s’étira, gonflée de sentiments que j’avais appris à repousser. Mais pas assez fort pendant ces quelques heures. Tandis que le soleil et son aurore tardaient à venir, je remâchais toute cette noirceur qui pourrissait au fond de moi. J’allais jusqu’à penser tout arrêter. Mais si près du but, je ne pus que me résoudre à continuer. L’espoir de lendemains un peu meilleurs habitait mes actes. Petit à petit, j’entrevoyais la conséquence de cette fusion. Une responsabilité énorme et sans limites commençait à peser sur mes épaules. Doucement, Diogène s’insinuait en moi, plus profondément à chaque minute. Sa conscience m’ouvrait les portes des futurs heureux et malheureux, des gloires éventuelles et des drames possibles. Son courage m’irradia, sa rationalité aussi. Le soleil avait fini par se montrer, recouvrant les derniers doutes de certitudes inébranlables. Le matin se levait. Ma nouvelle vie était elle aussi au fait de son commencement.
Je quittais cette terrasse qui m’avait abrité durant toute cette nuit. Sans arrière-pensée, sans regard amer pour mon passé, je faisais plus confiance à l’avenir promis pour moi et l’Humanité. Je franchissais les portes extérieures, descendait l’escalier, longeais sans bruit les longs couloirs de la Forteresse. Sans crainte et sans remords, j’activais les portes du Laboratoire qui s’ouvraient devant moi. Febus attendait, lui aussi. Il se tenait droit, un éclat sombre, mais plein d’espoir brillant dans son unique œil encore vivant.
— Ainsi est venu le temps, lui murmurais-je.
— Ainsi est-il venu, porté par la double conscience du Futur, empli du passé et du présent.
Il s’inclina avec respect face à moi. Aucune émotion ne couvrait son visage. Je m’avançais plus loin encore dans l’antre de technologie. Le lourd siège de carbosilice noire luisait d’une aura sombre et attirante. Il avait été soigneusement préparé, depuis de longues heures déjà. Febus s’avança à son tour, m’aidant à me glisser dans cet assemblage de câbles, de composants électroniques et de sili-gel. Les appendices métalliques, tels de longs fils de vie, harponnaient vivement mon corps. Mais je n’avais plus mal. Diogène empêchait à la douleur d’apparaitre, tout comme les émotions. Rien ne pouvait plus perturber le processus. Le dernier câble glissa contre mon dos, avant de se ficher dans ma nuque. Les muscles de mon visage se détendirent complètement.
— Procédure de lancement effectué, lâcha le cyborg.
Il s’assit dans le second siège, disposé face au mien. Il attrapa un câble semblable à ceux qui me maintiendraient dans le Rezo, au temps venu.
— Procédures connexes de contrôle opérationnelles. Début de la connexion Rezo.
Les curseurs qui s’affichaient habituellement disparurent sans prévenir. Un vague sentiment de bien-être m’envahit.
— Connexion Rezo effectué. Ouverture des circuits neurotransmetteur.
L'homme parlait en même temps que la machine qu'il était devenu. Diogène n'avait pas tout détruit ? Se jouait-il de moi ? Je ne savais plus.
Les signaux absents se réactivèrent brutalement. Le rouge et l'orangé dominaient les couleurs. L'intensité et la vitesse des pulsations lumineuse se firent plus fortes. Mais rien n'avait encore commencé.
— Fin de connexion contrôlée. Début du processus de fusion.
Et il ajouta.
— Bonne chance, Regalium.
Le temps d’un battement de cœur, tout tourbillonna. Le regard de Febus se figea en un instant infini, et je sombrai dans le noir le plus complet. Le sol s’évaporait sous moi. Lentement, le Rezo m’intégrait en son sein. Je devenais lui. Il devenait moi.
La nuit virtuelle ne dura pas plus d’une seconde, avant de s’échapper aussi vite qu’elle était apparue. Le froid mordant d’un hiver venu d’un Antarctique inexistant souffla sur la peau souple qui remplaçait l’acier dur de mon corps, hors de cette réalité. Pourquoi faisait-il si froid ? Le souffle qui sortait de ma bouche n’était qu’un nuage de vapeur. Comment pouvais-je éprouver encore cette sensation angoissante ? Je sentais la sueur commencer à perler de mon front lisse. Une goutte, qui roula, et finalement lâcha prise, avant de s’écraser sur le sol immaculé. Pourquoi ? Il n’y avait rien ici... rien de réel. Aurais-je échoué ?
Non. Je ne pouvais pas perdre. Je n’avais pas le droit. La mort arriverait un jour, mais pas maintenant. Jamais Diogène ne permettrait l’échec si prêt de la fin. Alors… était-ce autre chose ?
Le blanc, cette perfection du réseau encore vierge, devenait oppressant. Je manquais d’air. Il me fallait de l’air, j’étouffais. Je suffoquais, je paniquais. Non, je ne voulais pas devenir ce blanc. J’en étais totalement incapable. Le blanc rassurant devint cruel, mordant comme les crocs du loup.
« Approche »
La voix venait de partout. Douce, murmurée avec sérénité. De plus belle, je criais.
— OU ?!
Ce fut comme si mes cordes vocales fondaient dans l’acide. L’instant d’après, ma gorge me brûlait, le l’agrippais de mes mains trop pâles pour être vraies. Ma respiration décapait la plaie imaginaire comme un couteau de boucher. L’impression vertigineuse que des litres de sang allaient en jaillir.
« Là ».
Je me retournais. Je crus faire un tour complet sur moi-même, mais tout autour, il n’y avait encore que ce maudit blanc. Mon cœur se mit à cogner violemment contre ma poitrine, prêt à bondir. J’allais exploser. Le souffle... le cœur... la sueur... les larmes. Quelque chose d’invraisemblable, d’inhumain. Oui, ce n’était pas humain.
Je tournais la tête sur ma gauche. Même pas un quart de tour.
Dans le vide, une trouée sombre. D’ici, on ne distinguait rien de particulier. Juste une tâche sans valeur, sans intérêt. Mais il fallait bien savoir. Avancer, être curieux. Même quand, au fond de moi, je savais qu’il n’y avait rien de bon au bout du couloir. Au fil de mes pas, la tâche s’agrandit. Elle devenait une porte de bois sombre, une clenche en acier poli et taché de rouille.
Je n’aimais pas cette sensation. Revivre le passé une seconde fois, un passé qui s’accordait au présent quelques minutes à peine. Quelqu’un avait surement souhaité ne rien dire. Mais Diogène avait retrouvé la réponse perdue. Alors, j’avançais, encore.
Elle est entrouverte. Une lumière blanche filtre par à-coup brusque. Avance encore. Le silence devient insupportable. Car en plus de mon souffle, le bruit d’un néon usé et hors d’âge résonne. Une pièce. Froide et haute. Peut-être une surface lisse ? Non, Dieu ou Diable, je ne peux pas... je ne peux pas entrer. Je ne peux pas. Je sais ce que j’y trouverais. Ne me faites pas revivre ça.
La main, elle a dérapé. La porte s’est dérobée sous moi. Je me suis statufié sous le poids de ce passé. Incapable d’agir. Incapable de penser, d’assimiler. Parce que ça recommençait, encore.
La main, elle a dérapé. Il y avait quelque chose de coincé dedans, comme un bout de papier. Une liste de chiffre que cette personne connaissait. Oui, c’était son seul salut. Mais à présent, elle pendait sur le rebord de la baignoire d’émail, maculée de sang.
La main, elle a dérapé. Peut-être qu’il faisait un peu trop chaud. Qu’il avait bu, encore un peu trop. Elle était partie, encore une fois. Il fallait qu’elle l’aime, tu comprends ? Qu’elle l’aime, même s’il la violait en secret, tous les soirs, dans les draps salis de foutre humain. Oui, il l’aimait un peu trop. Sa poupée. Sa poupée-maman, un peu trop fatiguée avant même d’avoir vécu. C’est fragile, une poupée de porcelaine. La balle est partie, trop vite. Pas vraiment exprès. Sans réfléchir. Elle ne pouvait pas jouer à partir tous les jours. Alors oui, la poupée s’est brisée, dans la lumière blanche du néon, face au miroir.
La boucherie de la scène est insoutenable. J’ai cru vomir des dizaines de fois, ne plus jamais pouvoir avaler quoi que ce soit du reste de mon existence. Il avait tiré vers le mur de la baignoire, celui auquel elle aimait accrocher ses photos de la grossesse. C’était un garçon. Les échographies, les mots d’amis et même les tickets des robes spéciales « future maman » se joignaient à eux. Elle n’était pas vraiment heureuse tous les jours, mais elle se disait que le petit bonhomme qui gigotait dans son utérus serait tranquille. Bientôt.
Il n’avait pas compris. La balle avait défoncé sa boite crânienne, trahissant son amour froid. Les cheveux encore secs, le collier au fin maillage d’or qui raccrochait une main de Fatma à ce dur monde, tout s’était mélangé. Les souvenirs, les espoirs, les craintes, les certitudes. Il avait tout massacré d’un seul geste. Une seule fraction de seconde. Tout avait giclé sur ce putain de mur, souillant le pauvre fœtus imprimé sur le papier photosensible.
Il était resté là, les bras ballants, la mâchoire entrouverte. Son regard exorbité et son souffle rauque n’étaient qu’une preuve supplémentaire de sa bestialité. Mais ce n’était pas un con. Il n’était pas un de ces purs produits de la consommation la plus abjecte. Celle qui conditionne en détruisant tout sentiment pur, toute sensation d’espérance. Mais l’espace d’un instant, il était redevenu une bête. Un agneau innocent rendu tigre affamé par la rage incontrôlable de son amour et de sa folie. Rien, absolument rien ne pourrait ni expliquer, ni pardonner ce geste à mes yeux. Il était schizophrène. Et il n’avait pas encore suivi de traitement.
Elle était tombée d’un seul tenant. Son regard noir n’avait même pas eût le temps de se fermer, d’emporter loin de lui sa beauté, pour qu’au moins, il regrette. L’enfant bougeait. La poche des eaux était déchirée depuis une demi-heure déjà, et le liquide amniotique se mêlait en tourbillonnant au sang de la maman.
Le môme devait encore avoir sa chance. Avait-il compris qu’il devrait le sauver ? Que la pauvre créature fripée qui couvait encore dans le ventre de sa bien-aimée pouvait changer tant de vie ? Qu’il allait, sans le vouloir, déclencher la bombe qui ferait voler le monde vingt-quatre longues années plus tard. Personne ne le saura jamais. Mais lui, il a pris le cutter qu’il baladait toujours dans sa poche. La lame était un peu grasse, il l’essuya à la va-vite sur un revers de son blouson couleur de terre. Le geste fut comme guidé. Net, précis et rapide, il entailla la peau, puis la couche de muscle lisse, la paroi sanglante de l’utérus, et la surface étrange du placenta, cette matrice effrayante et rassurante à la fois. Le bébé, il le sortit doucement, par les épaules puis le bassin. Le garçon inspira, puis cria sans aucune retenue. Lui – le père – coupa le cordon.
— Tu vois, murmura-t-il au cadavre en emmitouflant le nouveau-né dans son blouson. Il est né, notre fils.
Avant de rajouter, sans y penser vraiment.
— Aïda...
La pauvre, elle ne pouvait plus répondre. Mais c’était presque sûr qu’elle l’aurait giflé. Alors lui, pour se venger, il l’aurait battu, encore un coup. Un coup de trop peut-être.
Et dans la vie qui venait, la mort reprenait le plus cher de ses besoins. La mère. C’était pour ça qu’elle était morte. Pour qu’il comprenne un jour ! Pour qu’il voie, avec ses yeux ou son esprit, qu’elle l’a fait sans le vouloir. Qu’elle a obéi à l’Instinct.
Le papa regarde le visiteur. Il hurla quelque chose, puis claqua la porte. Et tout fût fini.
La porte reste fermée. L'envie irrépressible de vouloir l'ouvrir à nouveau, de tout changer. Que se passe-t-il donc dans ce monde ? Pourquoi comme ça ? Non, pas elle. Je veux le frapper, ce pauvre type. Je veux le frapper, Diogène. Ouvre-moi ! Ouvre-moi ! Que je finisse ce sale travail. Je vais le tuer ! Le crever, oui. Et prendre un plaisir sadique à le voir agoniser.
Il n'en est rien. Le fantasme qui m'anima se retrouvait sans ressources, décapité en pleine puissance par une main invisible dont je connaissais le propriétaire. La colère devient inutile, mon silence, lourd de sens.
— Tu comprends ?
Il n'avait jamais crié gare, cet homme sans existence. Son visage se cachait toujours dans l'ombre d'un immense chapeau de feutrine noir. Son pas félin, l'éclat profond de sa voix et du lourd manteau qui le couvrait, tout son être imprégnait déjà le lieu. Comme une seconde peau, une excroissance du mieux. Diogène était là, majestueux roi des cyberespaces.
Mais tout seigneur qu'il fût, lui aussi avait fini par s'installer sur la surface tiède et lisse du sol.
Sans vraiment d'assurance, je me tournais vers lui. Peut-être que son regard... autre chose, un point, qui attirerait mon attention. Je souhaitais secrètement voir une lueur de consentement. Mais il n'y avait que les ténèbres de son esprit.
— C... C'était...
— Est-ce que tu veux vraiment la réponse, Kris ? Coupa-t-il en me fixant lourdement. Veux-tu cette réponse ou rejeter ton passé au loin ?
— J'ai besoin d'aide.
— Il n'y a que toi qui puisses choisir. Je ne connais pas les affres du chagrin, j'en serais à jamais incapable.
— Mais...
Au fond de son regard plus foncé encore que son âme, je ne pouvais voir qu'une absence de réponse désarmante de vérité. Avait-il été sincère ? Suis je donc si seul devant le sens à donner à tout ça ?
— Il te faudra agir, Kris. Oublier ou accepter ce crime. Oublier ou accepter… Marcus.
— Ai-je vraiment le choix ?
Diogène resta silencieux, et fouilla quelque chose sous manteau. Un tube blanc croisa le chemin de la lumière diffuse. Il l'amena à sa bouche, sans même l'allumer.
— Oui, tu as encore ce choix. Aussi cruel et irréversible soit-il. Détruire Marcus et accepter un futur rempli de question, ou le laisser vivre et finir comme lui. Malade de ton âme, mais auprès de ton dernier lien familial.
J’étais pétrifié. Du sang, j’avais fait couler bien trop souvent. Mais jamais je ne pouvais imaginer tuer mon parrain… du moins, le réduire au silence.
— Quel futur souhaites-tu ? Voilà le vrai fondement de ce choix.
— Toi… ou le Magister, déclarais-je sombrement.
— La finalité... Kris. C'est notre seul but.
Je me levais. Il resta assis, fixant un horizon que je ne pouvais contempler.
— J'ai peur.
Sa main frôla le bas de mon jean. Un geste souple, mais ferme. Je me penchais vers lui. Mais cette fois, son regard bleu marine me pénétra comme une lame.
— Je suis là.
La lumière douce l'étreignit. L'ombre qui le couvrait se dissipa doucement révélant son visage lisse et clair. Son nez trop large, sa bouche fine, sa barbe blonde qui avait plusieurs jours. Et cette mèche de cheveux, raide et lisse, plongeant entre ses sourcils épais.
— Je suis là, Kris.
La vérité, oui. Le même visage. Le même air, sans vraiment me ressembler. Comme la vie que j'aurais pût avoir, simple et stupide.
— Tous les deux… on le fera tout les deux ?
Il acquiesça en silence.
Le choix était cruel. Seul l’avenir guidait ce geste de mon esprit, aussi précis et mortel que le coup d’épée qui volait les vies.
— Alors… On sera tous les deux… pour toujours, Diogène.
— Pour toujours, répéta-t-il.
Je me levais. Il en fît de même, et s’approcha face à moi. Un sourire, à la fois malicieux et plein d’angoisse anima ses lèvres.
— Pour toujours.
Une vive lumière envahit le ciel. Je me sentais bien soudain. Si bien.
Les premiers instants furent troublants. Mon corps devait apprendre à accepter ces deux esprits, ces deux âmes soudain réunies, mais encore bien distinctes. Apprendre ce qui semblait impossible pour tout être humain, et que j’acceptais sans mal. Diogène s’accommodait sans ciller de ces quelques difficultés, pourvu que cette fusion finisse par devenir concrète. Je l’avais aidé à venir dans ma réalité, lui faisait son possible pour accélérer le processus naturel que j’avais enclenché bien avant notre rencontre. Doucement, je sentais cette puissance pourtant impalpable du monde virtuel prendre sa place en moi. Comme si chaque particule du Rezo s’imprimait sur mes chromosomes. Mon corps devenait un immense tatouage cartographié, à la fois évident et invisible. Diogène décodait, moi, j’apprenais. Le Rezo grandissait sans cesse. Mais quelques minutes plus tard, dans ce non-endroit constitué de lumière pure, j’étais devenu le Rezo. Totalement. Alors, j’agissais. Enfin.
L'ordre fût lancé par mon âme tout entière. Un formidable flux électromagnétique parcourut les artères cybernétiques du système monde. Les secondes s'écoulèrent comme les grains du chapelet que tient Dieu dans sa main. Les grains glissaient sans bruits, aussi délicats que la rosée vierge du matin. Les Hommes ne pouvaient voir venir ce changement fabuleux. Pas encore. Les ordinateurs de silice et de métal ne firent que traiter l'ordre. Aucune barrière, aucun contre-ordre automatique. L'information ne comportait pas la moindre trace d'erreur.
Le message est parfait. Si parfait qu'aucune machine ne pût s'y opposer. Un simple paquet de bits. La machine était aveugle face à ce programme, là ou la conscience humaine aurait pût anéantir tout son effet. Mais dans cette partie d'échec qui se jouait, sans pions et sans rois, seule la machine se devait de répondre. Ne pas transmettre à ses supérieurs, pas tout de suite. Même le plus protégé des serveurs avait fini par réagir favorablement à cet appel.
Des mots si simples. Encore vierge d’une vie innocente. À cette planète entière, je ne faisais que dire : « Je suis là. Joignez-vous à moi ».
12/03/10 à 00:40:47
Suite, texte génial
11/03/10 à 23:17:01
Texte exellent comme toujours , suite . :)
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